Direction ou animation d’équipe ? Retour d’expérience d’un manager au sein d’un établissement public de recherche



Gilles Grandjean


Adjoint en charge de la recherche dans une Direction Opérationnelle du BRGM.



Résumé

Dans ce retour d’expérience, j’analyse la mise en place de solutions permettant de gérer de façon optimale des équipes de chercheurs travaillant dans des organisations de type «entreprise». Je livre pour cela quelques réflexions sur les notions de management, d’animation de la recherche scientifique, de gestion des chercheurs sur le plan de leurs relations humaines mais aussi de leur créativité, le tout dans un contexte ou l’organisation managériale est «verticale». Nous verrons en particulier que, si l’entreprise est un monde en soi, celui de la recherche l’est tout autant. Agir comme manager, un pied dans chacun de ces deux univers n’est donc pas simple, surtout si l’on souhaite garantir le bon fonctionnement social de l’un et la productivité scientifique de l’autre. Mais qui dit « pas simple » ne dit pas « impossible » et tout l’intérêt de cette réflexion se trouve dans les pistes d’évolution des pratiques managériales qui permettent de rassembler ces deux aspects pour atteindre une meilleure efficacité.

Introduction

En France, un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) est une personne morale de droit public ayant pour but de réaliser des activités de service public ou de recherche. Ces établissements sont soumis à un contrôle strict et permanent de l’État portant sur les réalisations techniques et le budget; les opérations comptables sont vérifiées en principe par des comptables publics. Il n’en reste pas moins que leur statut est de droit privé et leur organisation proche de celle d’une entreprise. Quand un tel établissement a une activité principalement orientée vers la recherche et l’innovation, et que son organisation est fortement structurée comme celle d’une société privée, il peut être complexe de mettre en place une gouvernance garantissant la qualité des activités de recherche. En général, leur organisation est basée sur un management à deux composantes – ou «matriciel»– qui mêle à la fois une structure hiérarchique dite «verticale» et une structure thématique ou opérationnelle dite «horizontale».

Dans la présente étude, je propose d’analyser la mise en place de solutions permettant de gérer de façon optimale des équipes de chercheurs travaillant dans ce genre d’organisation. Je livrerai pour cela quelques réflexions sur les notions de management, d’animation de la recherche scientifique, de gestion des chercheurs sur le plan de leurs relations humaines mais aussi de leur créativité, le tout dans un contexte ou l’organisation managériale est de type «entreprise;». Nous verrons en particulier que, si l’entreprise est un monde en soi, celui de la recherche l’est tout autant. Agir comme manager, un pied dans chacun de ces deux univers n’est donc pas simple, surtout si l’on souhaite garantir le bon fonctionnement social de l’un et la productivité scientifique de l’autre. Mais qui dit «pas simple» ne dit pas «impossible» et tout l’intérêt de ce travail a consisté à trouver des pistes d’évolution dans mes pratiques managériales permettant de rassembler ces deux aspects.

Après avoir abordé les particularités du monde de la recherche et esquissé les principales techniques de management pratiquées en entreprise, je dresserai quelques pistes permettant de garantir le bon fonctionnement d’une équipe de chercheurs et proposerai un retour d’expérience sur des animations que j’ai pu mettre en pratique au sein même de ma Direction.

Management de la recherche ou des chercheurs ?

Le monde de la recherche

Comme le montre Vilkas (2009) la recherche scientifique a subi une mutation à l’aune du XXIe siècle, demandant aux chercheurs de devenir des experts pour le compte des États ou des entreprises. Cet état de fait a entraîné des changements forts dans les drivers qui motivent les équipes de recherche : autrefois tourné vers le prestige, la renommée scientifique et la reconnaissance de ses pairs, le chercheur se tourne aujourd’hui vers l’innovation, les défis sociétaux, les solutions minimisant les impacts des changements qui affectent grandement notre monde. Ces défis étant soutenus par les acteurs socio-économiques, qui sont souvent aussi des source de financement pour la recherche, on comprend aisément la motivation qui anime les équipes de recherche à s’interfacer avec ces nouveaux pourvoyeurs de fonds issus de la sphère public-privé.

Dans les dernières décennies, cette tendance s’est couplée à une forte progression des interactions entre chercheurs au niveau international. Ces interactions, basées sur des échanges massifs d’information (big data d’échelle mondiale, Web, réseaux sociaux), les mobilités transfrontalières d’étudiants (e.g., programme Erasmus), la recrudescence des conférences et workshop internationaux, ont permis au monde de la recherche de côtoyer toutes les catégories de parties prenantes. Une compétition vers des hauts niveaux d’excellence scientifique s’est aussi installée au travers de l’évaluation mondiale des Universités garantissant aux meilleurs un accès plus facile aux crédits de recherche. Enfin, l’innovation matérialisée par le transfert des résultats de la recherche vers les entreprises, est devenue un objectif important dans le positionnement des organismes et des laboratoires, permettant ainsi d’affirmer leur rôle dans la compétitivité du secteur privé et du coup de sécuriser leurs budgets de recherche et de développement.

De cette évolution, de nouvelles pratiques ont vu le jour pour développer les activités de recherche: obtenir les moyens de produire des résultats innovants, ii) tisser un réseau de partenaires permettant de former des consortiums scientifiques capables de réaliser les projets obtenus, iii) valoriser les résultats de ces projets pour être visible de sa communauté et crédible auprès des bailleurs de fonds. On comprendra aisément que pour un manager il est important d’inciter ses chercheurs à rentrer dans ce cercle vertueux qui garantie à la fois leur épanouissement scientifique et l’excellence de l’établissement dans lequel ils travaillent. C’est ce à quoi je me suis attaché dans l’exercice de mon poste.

Dans un tel contexte, la créativité est aussi devenue une option nécessaire pour mettre en place une recherche scientifique en rupture, de plus en plus demandée par les acteurs socio-économiques. Finalement, en plus de la production d’avancées scientifiques, le chercheur doit être source d’innovations, c’est à dire être l’initiateur de progrès technologiques menant vers des évolutions visibles pour la société et rencontrant de nouveaux marchés (Vilkas, 2009).

Les différents types de management

Beaucoup d’ouvrages présentent les nombreuses façons de gérer des équipes de collaborateurs. Sur base d’enquêtes de terrain destinées à comprendre les attentes et les valeurs personnelles des salariés d’entreprise, Likert (1961) définit à la fin des années 60 quatre types de management qui sont encore d’actualité aujourd’hui et pris comme modèles dans les écoles de management (Figure 1). Directif : c’est un management autoritaire, basé sur des consignes précises. Le manager à un rôle central. Il n’a pas droit à l’erreur car il porte une grande responsabilité en cas d’échec. Le moteur est à double contrainte : sanction / récompense. C’est donc une approche qui entraîne souvent de l’hostilité de la part des collaborateurs et donc engendrer des problèmes relationnels. L’avantage de ce type de management est son efficacité à faire réaliser des consignes ; son inconvénient est qu’il rend les collaborateurs moins autonomes et donc moins motivés ;

Figure 1 : les quatre types de management. Source: over-blog.net.

On pourrait penser qu’il suffit de puiser le meilleur de ces méthodes de management pour en créer une, générique, qui conviendra à l’entreprise ; mais cela n’est pas aussi évident. Car avant tout, il convient de prendre en compte la situation managériale (e.g., en cas de problème grave, on privilégiera le style directif), la typologie de l’équipe (e.g., si l’équipe a l’habitude de travailler ensemble, on privilégiera le management participatif). Si l’esprit d’équipe est très important, un management persuasif sera indiqué (cas des entreprises libérées). Enfin, chaque individu du groupe étant différent, il convient in fine d’adapter sa façon de manager en fonction des besoins de chacun: ceux qui désirent être rassurés, encadrés, pilotés, demanderont un management directif ; les autres préféreront plus de responsabilités et d’autonomie, donc un management participatif.

Les populations de chercheurs qui composent les équipes de recherche d’un EPIC ont certaines particularités qui peuvent néanmoins aiguiller le style de management.  Forest et al. (2010) ont défini quatre besoins de base, nécessaires aux salariés. Ces besoins peuvent être déclinés comme suit dès lors que l’on considère une population de chercheurs : Acquérir des compétences : c’est à dire maintenir et augmenter son niveau de connaissances et d’expertises, avoir une grande capacité d’apprentissage ; La résolution de conflits scientifiques est l’une des prérogatives du manager. Il m’est arrivé de convaincre un collaborateur de changer d’option dans sa recherche car elle ne correspondait pas aux attentes et manquait d’ambition. Certains jeunes chercheurs préfèrent en effet rester dans leur zone de confort plutôt que de construire un projet innovant, demandant des interactions avec ses pairs, de monter des sujets de thèses ou des expérimentations complexes. Le driver que j’ai alors utilisé a permis de réaliser un changement. Il fallait montrer à ces jeunes scientifiques la reconnaissance qu’ils pourraient retirer auprès de leurs collègues, mais aussi auprès de leurs pairs, une fois son projet mené et ses résultats publiés. J’ai pu ainsi retisser les liens sociaux des chercheurs avec leur communauté, chose que leur attitude très solitaire avait occultée jusqu’alors. Les résolutions de conflits entre deux chercheurs qui divergent sur un point scientifique sont aussi plus faciles à traiter si le manager est reconnu dans leur spécialité : il connaît l’état de l’art, a lui-même connu des doutes et son expérience lui permet de choisir les bonnes options. Il peut alors donner ses conseils aux deux protagonistes pour qu’ils sortent de leur discussions stériles.

Si l’on voulait résumer ces premiers éléments, je dirais que les actions managériales directives sont plutôt à utiliser pour stabiliser l’organisation des équipes de chercheurs. Inversement, pour manager les chercheurs en stimulant leur motivation et leur créativité, des options plus « délégatives » semblent plus pertinentes.

Les aspects culturel

L’internationalisation – ou globalisation – de la recherche pousse de fait à un métissage culturel des équipes de recherche. Ce brassage pousse en fait à la créativité puisqu’il permet la confrontation de points de vue différents. Mais au-delà des constructions purement scientifiques, les chercheurs n’en restent pas moins des femmes et des hommes qui interagissent au sein d’un groupe : une équipe de recherche, un consortium de projet, un comité de thèse, etc. Ces interactions, plus sociales que scientifiques, ne peuvent être positives que si elles se basent sur la notion de mieux « comprendre l’autre », respectent les valeurs culturelles de chacun, les freins, les sources de motivation, et qu’elles servent l’objectif commun de l’équipe.

Dans son livre, Tsvetkov (2014) illustre de façon humoristique ces différences culturelles en dressant les cartes des États tels que perçus par l’un d’eux. Ainsi, la France est le pays du luxe pour la Russie, celui du foie gras pour la Grande Bretagne, de Carla Bruni pour l’Italie ou de Lourdes pour la Pologne. Plus sérieusement, Hall (1966) montre que chaque peuple admet des valeurs propres à son histoire qui sont déterminantes pour garantir des relations interpersonnelles de qualité. Ainsi, il peut être compliqué de travailler avec des américains si l’on ne fait pas preuve de réalité, de rapidité de décision et d’exécution, si l’on fait passer le « comment » – typique des valeurs cartésiennes européennes – avant le « pourquoi » – typique du pragmatisme du nouveau monde; d’où la difficulté d’interagir avec des étrangers si l’on ne prend pas garde à respecter leurs valeurs culturelles fondamentales.

L’internationalisation de la recherche poussant à la constitution d’équipes multiculturelles, on comprendra toute l’importance de prendre en compte la variété de ces valeurs dans les relations interpersonnelles au sein d’une entreprise ou d’une équipe (Hofstede, 1991 ; Trompenaars, 1993). Le manager doit être le garant de ces valeurs pour diminuer les incompréhensions ou les mauvaises perceptions entre les membres de l’équipe et ainsi assurer un climat apaisé, propice à la réalisation des travaux de recherche (Figure 2).

Figure 2 : Carte d'Europe vue par les Allemands Source , Tsvetkov (2014).

La question qui se pose ensuite est de savoir comment diriger une équipe de chercheurs i) dans un cadre imposé par la nature d’une entreprise – en principe de droit privé – ii) en maintenant des objectifs guidés par une recherche scientifique d’excellence et innovante, iii) en tenant compte des spécificités culturelles des équipes et des individus. En fait, on pourrait formuler la question en ces termes: comment utiliser et doser un management hiérarchique vertical qu’impose l’organisation d’entreprise pour garantir la nécessaire liberté de penser et d’agir favorisant la créativité, source de toute découverte scientifique ? Mon expérience m’incite à penser que ces deux aspects sont à utiliser dans des situations différentes, chacune pouvant résoudre des points de blocage de nature très différente. Mais nous allons découvrir cela dans la section suivante.

Vers un programme d’animation de la recherche et des chercheurs

La réponse, nous l’entrevoyons, peut résider dans l’adaptabilité du manager qui fera évoluer, sur les différents registres possibles, sa méthode de gestion d’équipe de façon à s’adapter au mieux aux situations personnelles et à celles du groupe. Nous pouvons décliner cette approche en trois actions principales : le respect des règles de l’organisation (cadrage du vivre ensemble), le partage d’une vision commune (cadrage du travailler ensemble) et l’animation en intelligence collective (cadrage du construire ensemble).

Vivre ensemble : un besoin de repères

Les groupes humains sont attachés à la notion de « chef », de leader, pour aider à matérialiser leur vision de l’avenir et leur façon de travailler ensemble. Tuckman (2001) montre que la séquence de développement de petits groupes passe par plusieurs étapes : aller vers les autres, abaisser les barrières, s'habituer à chacun, travailler dans un but commun. Si les individus sont coopératifs, peu d’interventions externes sont requises pour atteindre ce développement ; en revanche si des oppositions existent entre les individus composant le groupe, une intervention hiérarchique devient utile pour favoriser les interactions positives (Mcdonald, 2016).

L’intervention de la hiérarchie dans le but de réaliser les objectifs collectifs est une marque forte des entreprises : le management est inscrit dans l’organisation et le pilotage orienté vers l’atteinte des objectifs individuels servant la structure collective. Par opposition, les entreprises « libérées » basent leur management sur un partage des responsabilités et l’élimination des cloisonnements : le pilotage est basé sur l’atteinte des objectifs collectifs. Pour autant elles doivent fonctionner dans un cadre où les interactions entre les collaborateurs sont assurément constructives et sans conflit. Ce schéma semble possible dans des petites structures (PME), mais sans doute illusoire dans des organisations plus importantes.

Encadrer et manager des hommes demande donc de savoir établir des règles et de poser des limites pour garantir un cadre commun de fonctionnement. Je pourrais même dire que « c’est parce qu’il y a un cadre que l’on peut recadrer un collaborateur égaré ! ». Pour autant, à l’intérieur de ce cadre, une liberté de penser et d’imaginer des solutions innovantes est nécessaire pour alimenter les idées novatrices.

Travailler ensemble : une vision commune à partager

Une fois le cadre commun de fonctionnement établi et partagé, reste à construire une vision stratégique qui va nourrir la motivation, que ce soit au niveau de l’entreprise ou du projet collectif de l’équipe.

Pour ce faire, et se plaçant dans le cadre d’un groupe, il s’agit d’identifier la vision commune du collectif sur ce qui constitue sa raison d’être à long terme (e.g. les missions, l’identité de l’organisation), à en dériver une stratégie à moyen terme (e.g., cibles et objectifs successifs à atteindre), puis à rédiger une feuille de route sur le court terme (e.g., actions à mettre en œuvre pour réaliser les objectifs ; Antunes et al., 2012). Bien sûr, pour cette dernière étape, il convient de préciser des indicateurs clairs, chiffrables, qui seront analysés sur une périodicité typiquement annuelle de façon à pouvoir réajuster les ambitions ou les organisations si besoins.

Présenté comme cela, tout à l’air simple ; toutefois, décrire un horizon commun, y définir des objectifs qui auront été pesés et choisis, puis énumérer les tâches à accomplir pour les réaliser nécessite une grande connaissance de l’identité du groupe et de son environnement.

Cette connaissance étant un préalable à l’élaboration de toute stratégie, des outils ont été proposés par nombre d’auteurs pour se l’approprier. Parmi ceux-ci, celui que j’ai pu tester est le SWOT (Johnson et al., 2017) pour « Strength, Weakness, Opportunities, Threats », soit en français : Force, Faiblesse, Opportunités, Menaces (Figure 3). Dans cette approche, les deux premiers items se concentrent sur les atouts et les points faibles de l’activité interne au groupe, alors que les deux derniers qualifient les facteurs extérieurs qui pourront la favoriser ou défavoriser son développement. C’est donc une façon assez simple de faire un bilan avant d’entamer une réflexion prospective.

La mise en œuvre est en fait très simple, il s’agit, collectivement, de lister quelques points caractérisant l’activité du groupe dans chacun des quatre items, de façon à identifier ce qui dynamise l’activité – ici scientifique – ce qui la met en difficulté, les leviers externes qui pourraient la favoriser et les conditions d’échecs. Une fois cette analyse faite, et partagée, la fixation d’objectifs devient plus simple car il est possible d’entrevoir le chemin à suivre pour assurer le développement optimal. Bien sûr, cela suppose que les acteurs de l’analyse soient bien informés sur le groupe et ses activités, que ce soit en interne ou en externe. On voit bien en outre, toute l’importance de bien connaître son environnement externe (partenaires, concurrents, cadre politique, réglementaire, etc). D’autres outils comme l’analyse PESTEL (Politique, Économique, Sociologique, Technologique, Écologique, Légal), fonctionnant sur le même principe, peuvent aussi être utilisés à cette fin.

Figure 3 : Illustration du diagramme SWOT

 

Construire ensemble : une intelligence collective à découvrir

Si l’analyse des situations et actions passées relève d’un travail factuel, se projeter vers l’avenir est plus compliqué dès lors qu’il faut identifier une ambition collective, dynamisante, tournée vers l’innovation et l’excellence scientifique. Dresser une vision, des objectifs stratégiques doit donc se concevoir comme un exercice de créativité, bien qu’encadré par les missions de l’Établissement, les analyses issues du SWOT et le potentiel collectif du groupe.

Nous avons vu, toute la complexité réside dans l’organisation permettant de faire travailler le collectif, de stimuler le travail en équipe, de faciliter les relations inter-personnelles. Là encore, des travaux sur la psychologie de groupe ont proposé des solutions comme par exemple la « process com » (Kahler, 2009) qui donne des clés pour appréhender les profils des collaborateurs afin de mieux communiquer sur les registres auxquels ils sont sensibles. Si cette approche permet de mieux échanger dans un cadre managérial, elle me semble trop orientée vers l’individu pour travailler sur des objectifs collectifs. En effet, faire réfléchir une équipe de recherche sur ses futurs objectifs demande de créer, discuter et partager des idées pour choisir celles qui seront par exemple à la base du futur plan stratégique.

Les outils de l’intelligence collective (Lesca and Chokron, 2002) répondent mieux à ce besoin car ils organisent le décor propice à l’échange, proposent des conditions de réflexion suffisamment déstabilisant (Figure 4) pour favoriser la créativité sans « mettre en danger » les participants. Ces techniques sont maintenant bien développées dans les structures de type start-up mais peinent à pénétrer les grandes entreprises ou les organismes de recherche. Probablement encore une question de culture…

Ces méthodes de travail prennent la forme de d’ateliers participatifs où chacun peut enrichir la production collective ; en général, elles admettent une phase d’ouverture permettant la génération des idées (e.g., brain storming) et qui permet d’envisager tous les possibles, puis une phase de convergence (e.g., hiérarchisation) qui permet d’extraire l’essentiel à conserver. Ainsi, l’exercice permet à la fois de stimuler la créativité et de rationaliser la production intellectuelle.

Parmi les exercices que j’ai pu pratiquer avec mon équipe de responsables de recherche, j’ai testé : Le check in : un tour de table d’ouverture qui permet de rentrer dans la séance de travail en écoutant chaque intervenant sur un sujet plutôt léger et agréable. Cela peut être par exemple de lister les faits marquants de la semaine sur le thème scientifique, sportif ou culturel. Cet exercice est souvent négligé dans les réunions dédiées aux exercices prospectifs, mais je trouve qu’il permet de constituer une atmosphère particulière qui va permettre au groupe de mieux s’imprégner des exercices qui suivent. « 635 » : cet exercice consiste à demander à 6 personnes d’écrire sur sa feuille de papier 3 idées relatives à un sujet donné. Après 5 minutes, les feuilles de papier tournent au sein du groupe, de façon à partager les écrits. L’exercice est réitéré autant que de besoin pour explorer toutes les idées possibles. Cet exercice, réalisé avec mes collaborateurs pour identifier de nouvelles pistes de recherche a bien fonctionné et a permis de lister de façon exhaustive des activités orthogonales et originales. Mind mapping ou carte mentale : très connu, cet exercice consiste à utiliser un outil graphique pour hiérarchiser et regrouper les idées émises afin de ne garder que les plus intéressantes (efficaces, innovantes, originales, riches, …). Cet exercice est bien sûr piloté par le groupe qui doit aboutir à un consensus. J’ai trouvé ce dernier aspect primordial dans l’élaboration d’un programme commun de recherche. Le check out : tour de table de fermeture – également sans discussion – qui permet aux participants de dire ce qu'ils ont apprécié ou pas dans la séance de travail, élément utile au responsable des séances de travail pour améliorer sa propre animation.
 
J’ai pu pratiqué ces techniques d’intelligence collective lors de séances rassemblant les responsables de recherche de ma Direction. L’objectif de ce travail était d’identifier les pistes scientifiques devant être mises en veille, reconduites ou celles, nouvelles, devant être initiées dans le programme de recherche de l’année suivante; le tout devant respecter un plan stratégique rédigé dans les grandes lignes. Formellement, pendant cet exercice, nous avons travaillé sur la nouvelle feuille de route R&D de la Direction.

Figure 4 : Illustration du « décadrage » utilisé en intelligence collective.

 

Mon retour d’expérience sur cet atelier est plutôt positif. Même si les participants ont tout d’abords été surpris de ma demande car ces méthodes sont assez éloignées de ce qui se pratique dans le monde très scientifique – et donc très cartésien et conformiste – des équipes de recherche et des laboratoires. Mes collaborateurs ont toutefois bien accepté les consignes car ont rapidement vu l’intérêt d’échanger entre eux sur les thèmes prospectifs de leur équipe. Un des points important a été de les voir échanger entre eux et co-imaginer de nouvelles idées sans tabou, ce qui est rare dans un monde (même scientifique) qui privilégie les attitudes auto-centrées et les jugements.

Sans constituer une solution unique, solliciter le groupe pour qu’il élabore en co-construction l’avenir de son activité est très efficace car, bien encadré, cela engendre une acceptation plus forte de la stratégie de l’Établissement et une projection dans l’avenir qui rassure et sécurise.

L’approche C.I.A.

Dans l’optique de bien gérer un groupe de chercheurs, de définir avec eux des objectifs permettant le développement de leurs activités, nous avons vu que plusieurs approches et méthodes de travail pouvaient être utilisées. Il est apparu l’importance de bien doser leur pratiques pour équilibrer les actions managériales et d’animation. Les éléments majeurs à garder à l’esprit sont finalement de : fixer un cadre de travail commun et partagé, d’identifier des objectifs pertinents et clairs, de favoriser autant l’expression individuelle que la construction collective.

L’ensemble de ces méthodes telles que j’ai pu les pratiquer pourrait se résumer en trois mots : cadrer, inspirer, aider (C.I.A.). Cela reste bien sur une vision personnelle du management que j’exerce au quotidien et non une solution universelle. Détaillons ces trois types d’actions telles que je les ai maintenant mises en place dans ma Direction : Cadrer : le cadre, nous l’avons vu, est à la base du travail en groupe car il permet de préciser les règles et limites préservant la qualité du travail en collectivité. Le manager doit être garant de ce cadre afin que chaque individu puisse s’y référer. Cette adhésion permet de garantir l’égalité de fonctionnement au sein du groupe et donc de l’Établissement ; Inspirer : convenir d’un cadre ne suffit pas pour garantir l’innovation et la créativité dont a besoin tout chercheur pour « trouver ». Le manager est aussi attendu pour favoriser les initiatives individuelles comme collectives permettant de produite des résultats scientifiques. Il se doit d’inspirer son équipe par la mise en place d’ateliers, d’échanges, d’actions de ressourcement, etc. Il convient alors de différencier recherche incrémentale et en rupture selon le sujet abordé (Sutton, 2001) ; Aider : afin de transformer l’essai, certains chercheurs – souvent peu expérimentés – peuvent avoir des difficultés à trouver des pistes de recherche, à mener au bout leurs travaux ou à les valoriser. C’est aussi un devoir important que de les aider, soit personnellement, soit en mettant en place des binômes séniors-juniors qui favoriseront la montée en compétences de ces chercheurs en apprentissage.
 
De ce dernier constat, nous allons maintenant aborder un point essentiel, nécessaire à la mise en œuvre des approches présentées : la pédagogie.

Un grand besoin de pédagogie

La pédagogie est une science de l’enseignement permettant de transmettre des compétences, c'est-à-dire un savoir (des connaissances), un savoir-faire (des capacités) ou un savoir-être (des attitudes). On retrouve ici des notions proches du vivre, travailler et construire ensemble citées plus haut. C’est dire que les outils pédagogiques seront utiles pour réaliser la meilleure transmission de ces valeurs auprès des collaborateurs.

Parmi les diverses approches qui décrivent la mise en place d’outils pédagogiques, j’en garderais une, toute simple, qui permet de bien comprendre les processus en jeu et les erreurs principales à ne pas commettre.

Houssaye (1988) propose de représenter les actions pédagogiques sous la forme d’un triangle défini par trois pôles : le Savoir, l'Enseignant et l’Apprenant, et trois processus situés sur les cotés (Figure 5) : Processus Enseigner : si l’on tend trop vers les pôles Enseignant et Savoir cela se fait au détriment de l’Apprenant, e.g., un enseignant qui n’interagit pas/peu avec l’Apprenant ; Processus Former : si l’on tend trop vers les pôles Enseignant et Apprenant cela se fait au détriment du Savoir, e.g., les interactions enseignant–apprenant sont bonnes mais le niveau de savoir transmis est très faible ; Processus Former : si l’on tend trop vers les pôles Apprenant et Savoir cela se fait au détriment de l’Enseignant, e.g., les élèves apprennent seuls sans contrôle de la qualité du savoir absorbé.
Figure 5 : Triangle d’Houssaye

Chacun de ces processus doit être utilisé de façon équilibrée pour éviter les faiblesses pédagogiques. La transmission sera optimale si le Savoir, l’Enseignant et l’Apprenant ne sont pas minimisés dans ces processus et les outils pédagogiques qui en découlent.

Pour revenir à notre cas, l’idée est de s’assurer que lors des prises de consignes managériales, ou lors des animations scientifiques, le manager soit suffisamment présent et qu’il accompagne ses collaborateurs. Il doit en outre vérifier la bonne compréhension et le sens des messages qu’il apporte à son équipe. Enfin, il doit veiller à ce que ses apports soient de bonne qualité et d’un niveau suffisant pour élever scientifiquement ses collaborateurs.

J’ai pratiqué ces notions de pédagogie lors de la construction de la stratégie de l’établissement. Il n’est pas facile d’expliquer aux chercheurs pourquoi ils doivent évoluer dans leurs champs disciplinaires et revisiter leurs programmes de recherche. Il s’agit bien ici d’accompagner le changement, et pour ce qui est de mon équipe, nous avons travaillé sur trois axes : Expliquer les nouvelles missions de l’établissement et les valeurs qu’il véhicule. Cette première ligne d’horizon doit permettre de forger « l’ADN » du collectif, ces notions devant être bien comprises et partagées car elles précisent la raison d’être de l’établissement et donc de chacun de ses salariés ; Fournir les éléments qui permettront de bâtir un nouveau cadre stratégique pour les cinq prochaines années. Il s’agit là d’identifier les besoins sociétaux, les traduire en enjeux scientifiques puis en questions de recherche qui fourniront les objectifs aux futurs projets de recherche ; Montrer l’intérêt d’une feuille de route qui va permettre d’implémenter les activités de l’année. Il s’agira de fixer des attendus en termes de valorisation (publications attendues, brevets possibles, HDR à soutenir, etc), de développement partenarial (accords cadres à signer, conventions à bâtir, etc), de projets collaboratifs à monter. L’analyse du taux de réalisation de la feuille de route ouvre ensuite au processus d’évaluation, nécessaire pour mesurer l’avancement général du plan stratégique, à une fréquence annuelle par exemple.
 
Ainsi, s’appropriant ces outils de cadrage stratégique et en contribuant à les alimenter, le chercheur construit son collectif et identifie ses contributions scientifiques sur le court et le moyen terme. Outre de fixer le cap à suivre, cette adhésion permet en fait à chacun de mieux comprendre le sens de ses activités de recherche et son rôle dans l’Établissement.

Conclusions

Mon retour d’expérience, livré dans ces quelques lignes, a mis en lumière les situations que vivent les acteurs de la recherche et de l’innovation, vu en particulier depuis l’œil du manager. J’ai abordé les différents systèmes de management et indiqué comment les exploiter au mieux dans une équipe de recherche. J’ai ensuite présenté les particularités culturelles qui sont à la base d’une bonne entente entre les collaborateurs d’équipes internationales. Enfin, certaines pratiques managériales ont été décrites dans une optique de faire travailler un collectif sur son futur positionnement scientifique et l’efficacité de sa production.

Ce travail m’a énormément enrichi : il a permis de bien comprendre les différentes facettes que doit maîtriser un manager d’équipes de chercheurs : savoir adapter les différentes méthodes managériales aux circonstances d’une situation, doser les activités de stimulation individuelles et collectives, pratiquer l’écoute aussi bien que échange et surtout donner du sens aux activités de l’équipe de façon à ce que chacun puisse se projeter vers l’avenir, qui est aussi celui de l’établissement ou de l’entreprise.

J’espère finalement que ces quelques réflexions pourront inspirer d’autres manager qui pourraient avoir des interrogations sur leurs propres pratiques et sur les différentes options qui s’ouvrent à eux pour bien accomplir leur mission.

Remerciements

Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une formation en management. Je remercie les formateurs qui ont su transmettre leurs savoirs et expériences avec brio et passion ainsi que les stagiaires avec qui les partages ont été essentiels et très enrichissants. Je remercie mon entreprise pour m’avoir permis de suivre cette formation et en particulier Pierre Toulhoat pour ses conseils précieux.

Références

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Gilles Grandjean